Voici le discours prononcé à Neuengamme, le 13 novembre 2016, par Jean-Michel Gaussot, président de l’Amicale internationale de Neuengamme, en présence du maire de Hambourg et de la présidente du Parlement, à l’occasion de la journée nationale de deuil (Volkstrauertag).
Monsieur le Maire de Hambourg,
Madame la Présidente du Parlement de Hambourg,
Monsieur le Directeur du Mémorial de Neuengamme, cher Detlef Garbe,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Cette année, le Mémorial de Neuengamme a souhaité que ce soit un représentant de l’Amicale Internationale de Neuengamme qui s’exprime ici au nom des victimes de ce sinistre camp à l’occasion de la journée annuelle de deuil. C’est un honneur pour moi de prendre aujourd’hui la parole devant vous, en tant que président de notre association, en cette circonstance solennelle qui rassemble tous les Allemands dans la pensée des disparus victimes de conflits et d’actes de barbarie dont nous avons le devoir de nous souvenir afin de mieux éviter le retour de telles tragédies.
Le sinistre camp de concentration de Neuengamme a non seulement coûté la vie à des dizaines de milliers de détenus, mais il a aussi marqué à jamais les survivants, et indirectement les enfants et les proches de tous ceux qui y ont souffert.
Mon père, Jean Gaussot, résistant qui faisait partie du premier convoi de Compiègne à Neuengamme, parti le 21 mai 1944 et arrivé le 24 mai, est l’un de ces milliers d’êtres humains qui ont rendu leur dernier souffle à Neuengamme ou dans l’un de ses camps annexes. Après plus de dix mois de souffrances à Fallersleben, durant lesquels ce brillant juriste, réduit à l’état d’esclave par le système concentrationnaire national-socialiste, dut travailler comme terrassier, sous les coups des Kapos, pour la compagnie Deutsche Bau, il fut évacué avec ses camarades, à compter du 8 avril 1945, en direction du camp de Wöbbelin, près de Ludwigslust, où il ne devait survivre qu’une dizaine de jours avant de mourir de faim et d’épuisement le 24 avril, huit jours avant l’arrivée des troupes américaines libératrices.
Né le 17 octobre 1944, je n’ai pas connu mon père, qui fut arrêté par la Gestapo le 3 mars 1944, plus de sept mois avant ma naissance. Mais ce grand absent a toujours été très présent dans mon imaginaire, depuis mon enfance jusqu’à ce jour. C’est le destin de cet homme – que j’ai évoqué dans un livre publié en mars dernier – qui m’a conduit à m’intéresser à l’histoire de l’univers concentrationnaire et à m’engager dans des associations de mémoire. En ce jour de deuil, je pense à tous ceux qui, comme lui, ont quitté ce monde prématurément en raison de la répression et de la persécution nazies, ainsi qu’à ceux qui ont survécu en conservant pour toujours les stigmates des horreurs subies ici dans leur jeunesse. Et je pense particulièrement à ceux qui, parmi ces derniers, nous ont quittés dans les dernières années ou les derniers mois après avoir consacré leurs efforts et leur énergie à perpétuer le souvenir de ce qui s’est produit sous le régime hitlérien au camp central de Neuengamme et dans ses dépendances. Je tiens à citer les noms de quelques uns d’entre eux, que certains parmi vous ont bien connus : Fritz Brinkmann, mes compatriotes Jean Le Bris, Robert Pinçon, Jean Rousseau et Yves Hamon, et notre cher ami Victor Malbecq, mon prédécesseur immédiat à la présidence de l’amicale internationale. Ma pensée va tout particulièrement aussi à Janusz Kahl, qui vient à son tour de nous quitter. Vice-président de l’Amicale Internationale, il a, jusqu’à la fin, mis son énergie et sa joie de vivre au service de celle-ci et du Mémorial de Neuengamme.
Je tiens aussi, Monsieur le Maire, à rendre hommage à l’un de vos illustres prédécesseurs, Henning Voscherau, décédé en août dernier, qui a prêté une oreille bienveillante aux demandes de l’Amicale internationale et qui s’est efforcé de faciliter la satisfaction de leurs légitimes aspirations. Si, vingt ans après la fin de son mandat à la tête de la Ville Libre et Hanséatique, le site du camp, enfin débarrassé des prisons construites après la guerre, a pu devenir un lieu entièrement dédié à la mémoire des victimes du national-socialisme grâce à l’action remarquable de la Gedenkstätte KZ Neuengamme, c’est en grande partie à lui que nous le devons.
Nous lui en sommes très reconnaissants.
Au-delà de ce qui s’est passé au camp central et dans les camps annexes de Neuengamme, je pense à toutes les victimes du gouvernement national-socialiste et de ses complices dans d’autres pays d’Europe, dont le mien. Et je crois que nous devons également diriger nos pensées vers toutes les victimes actuelles de l’intolérance, du nationalisme, du racisme, de l’antisémitisme et des nouvelles formes de fanatisme, politique ou religieux, incarnées par des assassins qui, comme les Nazis, pratiquent une politique de déshumanisation et d’anéantissement à l’égard de ceux qui rejettent leurs folle volonté de contrôler tous les esprits et tous les cœurs.
Au cours des dernières décennies, la construction européenne a contribué à maintenir la paix et à préserver les peuples de notre continent de nouveaux conflits meurtriers. Malheureusement, dans la plupart de nos pays, les populations oublient ces acquis et sont de plus en plus sensibles à des discours démagogiques qui propagent des idées haineuses et préconisent une politique de rejet des cultures et des populations étrangères.
Les rescapés de l’univers concentrationnaire, leurs descendants et tous ceux qui s’attachent à faire connaître l’histoire des camps nazis ont aujourd’hui le devoir de mettre en garde les jeunes générations contre les idéologies mortifères qui menacent la cohésion de nos sociétés et l’entente entre les peuples. Le beau mot de Résistance reste d’actualité et conserve tout son sens, même si bien entendu, dans les circonstances présentes, il ne s’agit pas de prendre les armes : nous devons résister aux forces obscurantistes ou extrémistes, à la tentation du repli sur soi, aux illusions nationalistes, aux discours qui tendent à exclure, à diviser, à attiser les antagonismes entre les communautés ethniques, politiques ou religieuses.
La connaissance du passé et la conscience des atrocités que des hommes ont infligées dans les camps nazis à leurs semblables, qu’ils ne percevaient plus comme tels mais considéraient comme des êtres inférieurs voués à disparaître, doit nous permettre de mieux faire face aux dangers du présent et de préserver notre avenir de douloureux conflits. Soyons donc les combattants pacifiques de la mémoire !
Je vous remercie de votre attention.